11 juin

Papa a téléphoné. Ou plutôt, il a réussi à nous joindre. Ça faisait deux semaines qu'il essayait, à raison de sept fois par jour. Je veux bien le croire : nos propres tentatives se sont toutes soldées par un échec.

C'était génial d'entendre sa voix. Lui et Lisa vont bien, et la grossesse se déroule sans problème. Tous les supermarchés sont fermés à Springfield, mais lui et Lisa ont de sérieuses réserves de nourriture à la maison. « Jusque-là, tout va bien », a-t-il conclu.

Aujourd'hui, maman a aussi reçu un appel à propos du stage de Jonny, qui est maintenu pour le moment. Donc rien de changé au programme : Jonny fait son stage, puis maman et moi on ira le chercher en voiture, et ensuite elle nous conduira à Springfield. Papa a demandé à Matt s'il venait aussi, mais ce dernier a répondu que maman risquait d'avoir besoin de lui au mois d'août et donc qu'il resterait à la maison.

Même si c'est sans doute vrai et que papa le sait, je crois que ça lui a fait de la peine. Quoi qu'il en soit, il a suggéré à Matt d'accompagner maman en voiture pour qu'au moins ils puissent se voir un peu et que nous dînions tous ensemble. Pendant un moment, nous avons oublié que tous les restaurants étaient fermés. Pendant un moment, les choses étaient redevenues normales.

Matt a approuvé le plan, et maman a ajouté quelle serait contente d'avoir de la compagnie sur le chemin du retour.

Jonny a demandé si papa avait entendu quelque chose au sujet des Red Socks. Papa a dit qu'il n'en savait rien. Mon sentiment, c'est que papa aurait dû deviner que Jonny allait poser la question et qu'il aurait dû être capable d'y répondre. Il aurait pu mentir, après tout, et prétendre qu'ils allaient tous très bien.

Mais sachant à quel point Jonny est fan des Yankees, papa aurait peut-être dû lui raconter que le Fenway Park[4] avait été englouti par la mer.

 

12 juin

Peter est venu faire un saut cet après-midi. Il nous a apporté une boîte d'épinards.

 Je sais que c'est bon pour la santé, a-t-il dit, mais je n'arrive vraiment pas à avaler ce machin.

Maman a ri, comme autrefois.

 Reste à dîner, a-t-elle proposé. Je te promets de ne pas te les servir au repas.

 Pas possible. Je ne peux pas terminer ma journée maintenant, mais j'avais besoin de prendre l'air au moins une heure.

Nous étions tous assis sous la véranda, heureux d'avoir de la visite. Mais il était évident que Peter était tendu. Maman s'est mise à le taquiner.

 Si tu as prétexté une visite à domicile, dis-nous au moins quelle maladie nous avons chopée.

Peter a ri, mais c'était un rire sans conviction.

 Vous n'êtes pas malades, a-t-il dit. Mais je voulais vous prévenir qu'il fallait commencer à s'enduire d'un produit contre les insectes. Et si vous connaissez un endroit où l'on peut encore en acheter, allez-y. Peu importe le prix, achetez-le.

 Pourquoi ? a demandé Jonny.

Je crois que ni maman, ni Matt, ni moi ne voulions vraiment le savoir.

 J'ai constaté trois cas de virus du Nil occidental la semaine passée, a répondu Peter. J'ai entendu d'autres médecins parler des cas qu'ils avaient vus, aussi. Des rumeurs circulent à propos de la malaria.

 Des maladies transmises par les moustiques, a conclu Matt.

 Exactement. Les moustiques ont l'air contents, même s'ils sont bien les seuls.

 Je suis sûre qu'il me reste du spray anti-moustiques de l'été dernier, a dit maman. Mais je me demande s'il n'est pas périmé.

 Couvrez-vous, a recommandé Peter. Si vous sortez, enfilez des chaussettes, des tee-shirts à manches longues et des pantalons. Pas de parfum. Et même si un moustique ne fait que vous effleurer, écrasez-le.

C'est bien gentil tous ces conseils, mais je prévois toujours d'aller nager à l'étang de Miller. Je ne sais pas ce que je ferai si maman essaie de m'en empêcher.

 

15 juin

Il a plu ces deux derniers jours, des orages terribles. Pas de panne d'électricité cependant. Pas d'électricité, donc pas de panne.

Ce matin le courant est revenu pendant quelques minutes, ce qui a fait dire à Jonny :

— Eh, la panne est en panne !

Voilà le genre d'humour qui nous passe par la tête maintenant.

D'ailleurs on se sentait bien avec cette pluie. Nous n'avions nulle part où aller, donc nous sommes restés ensemble à bouquiner ou à jouer à des jeux de société, en faisant comme si de rien n'était. Comme si nous étions bloqués par la neige, à part qu'il n'y avait pas de neige.

Aujourd'hui il fait grand soleil, et c'est un soulagement, même si on est toujours déroutés par l'éclat de la Lune en plein jour. Pas d'humidité, des températures autour de 30°C, le temps idéal, quoi.

Et donc, sans rien dire à maman, j'ai enfilé mon maillot de bain, mon jean et un tee-shirt par-dessus, et je suis allée à l'étang de Miller. J'y suis arrivée vers 10 heures, et il y avait déjà quelques personnes qui profitaient du beau temps.

Dan se trouvait parmi eux, c'était super de le voir. On a fait des longueurs, puis la course (il a gagné, mais pas de beaucoup), et ensuite on a joué à chat avec d'autres nageurs.

J'avais l'impression d'être en vacances au bord de la mer.

Après être sortis de l'eau, nous nous sommes séchés au soleil. Les alentours de l'étang sont un peu marécageux et nous avons dû écraser quelques moustiques, malgré tout on se sentait comme en été.

Dan et moi avons discuté, mollement allongés par terre. D'abord on a parlé de choses sans importance, mais bien sûr, ces derniers temps, les choses sans importance se font rares.

 L'année prochaine je serai en terminale, a annoncé Dan. À supposer qu'il y ait des cours l'année prochaine. À supposer qu'il y ait une année prochaine.

 Il y en aura une, ai-je affirmé.

À ce moment-là il était impossible de penser autrement.

Un grand sourire s'est affiché sur le visage de Dan.

 Tiens ? Tu n'as pas dit qu'il y aura des cours, a-t-il ironisé.

 Avec la chance que j'ai, il y en aura, ai-je répliqué, et mes notes de cette année compteront.

 Mes parents et moi, on s'apprêtait à se renseigner pour l'université, cet été. Regarder les facs qui se trouvent sur le trajet pour aller voir mes grands-parents. Ils vivent en Floride. (Il a marqué une pause.) Vivaient, a-t-il rectifié. J'ai vu leurs noms sur une liste.

 Je suis désolée.

 L'endroit leur plaisait beaucoup. Ils étaient très actifs. On pense que ça a dû aller très vite, avec les premiers tsunamis. Leur maison donnait sur l'océan.

 Les parents de ma mère sont morts depuis longtemps. Maman était encore toute petite. Ce sont ses grands-parents qui l'ont élevée, dans la maison où nous habitons. La mère de mon père vit à Las Vegas, et nous sommes quasiment sûrs qu'elle va bien.

 Mieux vaut ne pas trop y penser. À ce qui va se passer ensuite, je veux dire. Mais bien sûr j'y pense quand même. Et ça me met tellement en colère. Je sais que ce n'est la faute de personne, mais le gouvernement aurait dû faire quelque chose.

 Quoi, par exemple ?

 Il aurait pu prévenir les gens. Faire évacuer les côtes. Même si ensuite ça se révélait être une fausse alerte. Et on aurait pu certainement prévoir pour l'électricité aussi. Et le prix de l'essence ? Et les vivres ? Il doit bien y avoir quelque part des réserves de nourriture.

 Si tu te mets en colère, tu seras bien avancé.

Nous étions là à donner des claques aux moustiques, et soudain nous nous sommes mis à rire. Nos mains qui voltigeaient à l'unisson faisaient penser à celles de danseurs d'opéra. Et alors Dan a lâché quelque chose de sidérant :

 L'an prochain, si le monde existe toujours, et s'il y a encore un lycée, tu accepterais de m'accompagner au bal de la promo ?

 A condition d'avoir un bouquet de fleurs. Et une limousine.

 Une extra-longue, a-t-il offert. Et des orchidées.

 Toi en smoking. Moi en robe de bal.

 Nous serons le roi et la reine de la promo.

 J'en serais très honorée, Votre Majesté.

Dan s'est penché pour me baiser la main. Nos visages se sont rapprochés l'un de l'autre et nous nous sommes embrassés, vraiment embrassés. Je vivais l'un des moments les plus romantiques de ma vie, et j'aurais atteint des sommets si un sale gosse ne s'était mis à hurler : « Oooh, ils s'embrassent, beurk ! », ce qui a totalement cassé l'ambiance.

Dan m'a raccompagnée à la maison. Arrivés à la porte, derrière, il m'a de nouveau embrassée.

 Le rendez-vous est pris, alors ?

 On va se revoir d'ici là, non ? ai-je demandé. Il n'y aura pas de bal avant un an !

Il a ri.

 On se retrouve à l'étang demain. À 10 heures, s'il ne pleut pas.

 J'y serai.

Un dernier baiser avant de se quitter. C'était un instant totalement magique, il fallait bien que Jonny vienne le gâcher. Il a ouvert la porte, a aperçu Dan et a dit :

 Maman est en train de péter un câble. Tu ferais mieux d’aller lui parler.

J'ai trouvé maman dans la véranda.

 Où étais-tu ? a-t-elle hurlé.

 Dehors.

Une des meilleures répliques de l'histoire : « Dehors. »

 Je le sais bien ! Mais où ? Qu'est-ce que tu fabriquais ?

 Je nageais. A l'étang de Miller. Où je compte bien passer une bonne partie de l'été, donc ne commence pas à me prendre la tête avec les moustiques, d'accord ?

Je ne crois pas avoir vu maman plus en colère que ce jour-là. Pendant un moment, j'ai même cru qu'elle allait me frapper, ce qui n'était encore jamais arrivé. Comme je ne suis pas complètement idiote, j'ai demandé pardon.

 Je suis désolée. Mais qu'est-ce que j'ai fait de mal, exactement ?

 Tu es partie sans préciser où tu allais ni quand tu rentrerais !

 Pourquoi te l'aurais-je dit ? Ça fait des années que je sors sans te prévenir.

 Nous ne sommes pas en temps normal, a-t-elle rétorqué, mais je pouvais voir qu'elle s'était calmée un tout petit peu. J'aurais pensé que tu étais assez grande pour t'en rendre compte.

 Et moi, je pensais que j'étais assez grande pour sortir en plein jour sans que ça déclenche un drame.

 L'âge n'a rien à voir là-dedans. Quel effet ça te ferait si tu ne me trouvais plus et que tu n'avais aucune idée de l'endroit où j'étais ? Réfléchis à ça, Miranda. Comment tu te sentirais ?

J'ai réfléchi, et mon estomac s'est contracté.

 Je serais morte de trouille, ai-je admis.

Maman a esquissé un demi-sourire.

 Tant mieux. Je suis contente de savoir que je te manquerais.

 Maman, je suis désolée. La vérité, c'est que j'avais peur que tu ne m'interdises d'y aller. Et j'en avais tellement envie. Donc je suis sortie en douce. Je suis vraiment désolée.

 Pourquoi t'aurais-je interdit d'y aller ? s'est-elle étonnée.

 À cause des moustiques. Du virus du Nil occidental, de la malaria et tout et tout.

 Ah oui. Et tout et tout.

J'ai pris une profonde inspiration en attendant qu'elle m'ordonne de ne plus jamais quitter la maison. Mais elle n'a pas pipé mot.

 Eh bien ? l'ai-je relancée, certaine qu'elle allait me punir et que j'allais me mettre à hurler dans la foulée.

 Eh bien quoi ?

 Est-ce que je peux retourner à l'étang de Miller, oui ou non ?

 Bien sûr que oui. J'adorerais vous protéger de tout, toi, Matt et Jonny, mais je sais que c'est impossible. Vous avez bien le droit de vous amuser un peu ! Pour toi ça veut dire nager. Pour Jonny c'est jouer au base-ball, et pour Matt c'est courir.

 Et pour toi, c'est quoi ?

 C'est jardiner. Même si cette année j'ai des légumes au lieu de fleurs, je ne vais pas m'empêcher de cultiver notre bout de terrain simplement parce que je risque d'attraper le virus du Nil occidental. Et je ne m'attends pas à ce que tu renonces à nager. Il y avait d'autres personnes à l'étang ?

 Pas mal, oui. Y compris Dan, de mon équipe de natation.

 Bien. Je préfère penser qu'il y a du monde là-bas, pour des raisons de sécurité. Préviens-moi simplement quand tu y vas.

Je t'aime.

Impossible de me rappeler la dernière fois que j'avais dit « je t'aime » à maman.

 Je t'aime aussi, ma chérie. Tu as faim ? Tu veux déjeuner ?

J'ai réalisé à quel point c'était étrange, que maman me demande si je voulais déjeuner, non pas ce que je voulais pour déjeuner.

Je n'ai pas tellement faim. Peut-être tout à l'heure.

 Très bien, a-t-elle conclu. Je serai dans le jardin si tu as besoin de moi. Il y a quelques mauvaises herbes qui m'attendent, là-bas.

Arrivée dans ma chambre, j'ai retiré mon maillot encore humide et j'ai mis un tee-shirt et un short. J'ai pensé à maman, à Dan en train de m'embrasser, à la faim qui me torturait et à combien de temps j'allais pouvoir encore tenir. J'ai pensé aux moustiques, au bal de la promo et à la fin du monde.

Et puis je suis sortie pour aider maman à arracher les mauvaises herbes.

 

16 juin

J'ai nagé avec Dan. Nous nous sommes aussi embrassés. Ce sont deux choses que j'aime tellement ! Je ne saurais dire laquelle je préfère.

 

17 juin

Aujourd'hui maman est revenue du centre-ville avec un grand sourire. Comme le courrier n'est plus distribué, elle se rend deux fois par semaine à la poste. Nous ne recevons que des lettres (depuis qu'il n'y a plus de moyens de communication, les gens se sont remis à écrire). Ah oui. Et des factures. Les factures pullulent. Mais ni publicité ni catalogues. Seulement des lettres, des factures, et il n'y a pas moyen de savoir combien de temps ça va durer.

J'ai vu maman en conciliabule avec Jonny, et ce soir au dîner (saumon, champignons en boîte et riz), elle a annoncé :

 J'ai reçu une lettre du camp de base-ball. Le stage aura lieu comme prévu. Ils ont assez de vivres pour deux semaines et comptent rester ouverts au moins aussi longtemps. Mais il y a une condition.

 Quelle condition ? ai-je demandé.

 Les gens qui possèdent le camp ont une ferme attenante, a expliqué maman. En plus de jouer au base-ball, les garçons devront travailler à la ferme. En échange ils recevront du lait, des œufs et des légumes frais.

 Waouh ! ai-je dit (je pensais encore aux deux œufs que Mrs Nesbitt nous avait apportés). C'est génial. Félicitations, Jonny.

 Ouais, ça va être super, a-t-il soupiré.

J'imagine qu'il aurait préféré se contenter de jouer au base-ball.

J'ai regardé maman et elle irradiait de bonheur. Durant deux semaines, peut-être plus, Jonny aurait à manger, et pas seulement des boîtes de conserve. Des œufs, du lait, des légumes. Durant deux semaines, elle n'aurait plus à se faire de souci pour l'un d'entre nous.

Pas étonnant que maman ait le sourire.

 

19 juin

Fête des Pères. Nous avons essayé de joindre papa plusieurs fois, sans succès. Il nous arrive encore de passer des appels locaux, mais je ne me souviens plus la dernière fois que nous avons eu cette chance sur un appel longue distance.

Je me demande si papa a aussi essayé de nous contacter ou bien s'il était vexé parce que nous ne l'avions pas appelé, ou même s'il pensait encore à nous. Si Lisa est enceinte, tant mieux pour eux.

Je sais que c'est débile. Je verrai papa dans quelques semaines, je vais passer un mois avec lui, Lisa et Jonny à Springfield. Il pense sans doute à nous aussi souvent que nous pensons à lui.

Peut-être encore plus. Parfois, la journée s'écoule et je me rends compte que je n'ai pas du tout pensé à lui.

 

21 juin

C'est l'aube. Je viens de me réveiller d'un cauchemar et j’écris parce qu'il est trop tard pour me rendormir et trop tôt pour me lever.

C'était une journée comme tant d'autres. Depuis une semaine, il fait très chaud (plus de 33°C), et les nuits sont à peine plus fraîches. La plupart du temps, l'électricité revient au milieu de la nuit et ne reste guère qu'une heure, si bien que la maison n'a pas le temps de se refroidir malgré la clim. Maman a d'ailleurs reçu une lettre de la compagnie d'électricité la semaine dernière qui s'excusait pour le désagrément. Maman a dit que c'était bien la première fois qu'une entreprise de service public lui présentait des excuses.

Le meilleur moment de la journée, c'est la baignade à l'étang. Quand je suis dans l'eau, j'ai l'impression que rien de tout cela n'est arrivé. Je pense aux poissons qui ignorent parfaitement ce qui se passe. Le monde n'a pas changé. De fait, être une sardine, un thon ou un saumon doit être beaucoup plus sûr aujourd'hui. Moins de risques de finir dans l'assiette de quelqu'un.

Les moustiques sont de plus en plus agressifs, ou bien ce sont les gens qui s'inquiètent davantage du virus du Nil occidental, en tout cas les baigneurs se font plus rares. Ce serait parfait pour Dan et moi si Karen et Emily, de notre équipe de natation, ne s'étaient mises à nager dans l'étang aux mêmes horaires que nous.

Ça rend la baignade encore plus agréable puisque nous faisons la course, nous nous donnons des conseils et nous nous jouons des tours vraiment tordus, mais ça rend l'après-baignade beaucoup moins agréable, puisque Dan et moi ne pouvons nous échapper dans les bois pour avoir un moment d'intimité.

Je ne sais pas pourquoi Karen et Emily viennent si souvent à cette heure-là, si c'est une coïncidence ou si Dan leur a dit à quel moment nous venions nager.

Ses baisers me manquent. Et cette ridicule satisfaction d'avoir un copain, de sortir avec quelqu'un, elle me manque aussi. Je me demande si j'aurai jamais l'occasion de « sortir » vraiment, d'ailleurs. Tout a fermé : les restaurants, les cinémas, la patinoire... Dan a beau avoir le permis, plus personne ne conduit, et il habite à l'autre bout de la ville.

C'est tout simplement idiot. J'imagine que mon cauchemar vient de là.

Peter a fait une apparition hier soir. Il nous avait apporté un bocal rempli d'un mélange de noix. Maman a écarquillé les yeux comme s'il s'agissait d'un dîner pour Thanksgiving : la dinde et la farce, la purée de pommes de terre et de patates douces, les haricots verts et la salade, la soupe et la tarte au potiron. Ou peut-être bien que c'est moi qui ai pensé à ça quand j'ai vu le bocal.

 Je suis allergique aux cacahouètes, s'est presque excusé Peter. Quelqu'un me les a données il y a des mois, et depuis elles traînent dans mon placard.

Maman l'a invité à rester pour dîner, et en son honneur elle a préparé un vrai festin. Elle a pris du poulet en conserve, y a ajouté des raisins secs. Avec beaucoup d'imagination, on aurait dit une salade au poulet. Elle a aussi servi des betteraves, des haricots verts et des oignons grelots. En dessert nous avons eu une figue et une datte chacun.

 Je n'imaginerais pas mieux pour mon repas de fiançailles ! ai-je dit, et tout le monde a ri un peu trop longtemps.

Quand maman a servi les haricots verts et les oignons grelots, Jonny a demandé si c'était Noël. Je dois l'admettre, les oignons m'ont paru de trop. J'ai remarqué que maman ne mangeait pas grand-chose, pareil pour Peter, même s'il prétendait que c'était le meilleur repas de sa vie. Il en restait beaucoup pour Matt, Jonny et moi, et nous avons tout mangé jusqu'à la dernière miette.

Peter amène toujours la mort avec lui, en même temps que les épinards et les noix. Il a dit qu'il avait vu vingt cas de virus du Nil occidental cette semaine et que cinq personnes y étaient restées. Il a aussi mentionné deux morts par allergie.

— Ils ont tellement faim qu'ils prennent le risque de manger des aliments toxiques pour eux, a-t-il expliqué.

Après le dîner, lui et maman sont allés dehors sur la balançoire. Je pouvais percevoir le murmure de leurs voix mais je n'ai même pas essayé d'entendre ce qu'ils disaient. Ce doit être horrible d'être médecin en ce moment. Avant, Peter guérissait les gens. Maintenant il les regarde mourir.

Peter est parti avant le coucher du soleil. Il circule à vélo, et comme les réverbères ne marchent plus, être dehors à la nuit tombée comporte certains risques. En plus, sans électricité, presque tout le monde va au lit une fois que le soleil est couché. « Nous avons pris le rythme de la campagne », plaisante maman.

Elle n'a plus besoin de nous rappeler que nous devons utiliser nos lampes torches seulement pour nous déshabiller et nous mettre au lit. Nous commençons tous à saisir combien nos réserves de piles sont précieuses.

Était-ce la baignade ou ma plaisanterie à table, mais j'ai rêvé que Dan et moi sortions vraiment tous les deux. Il venait me chercher à la maison, il m'offrait un bouquet, nous montions dans une voiture et il me conduisait dans un parc d'attractions.

C'était un moment merveilleux. Nous avons fait un tour de manège, nous sommes montés sur la grande roue et sur les montagnes russes qui roulaient à 150 km à l'heure, sauf que je n'avais pas peur du tout. J'ai adoré. À chaque descente, on s'embrassait. C'était trop génial.

« J'ai faim », ai-je dit, et le rêve a changé. Dan n'était plus là. Je me trouvais dans une tente où de longues tables croulaient sous les victuailles. Difficile de choisir parmi une telle abondance - poulet frit du Sud, salade de thon (frais), pizza, légumes, fruits... avec des oranges de la taille d'un pamplemousse. Il y avait même de la glace.

J'ai décidé de prendre un hotdog avec la garniture habituelle. Je l'ai badigeonné de moutarde, de ketchup, de condiment, de choucroute et d'oignons hachés. Alors que je m'apprêtais à mordre dedans, j'ai entendu quelqu'un dire :

 Tu ne peux pas manger tant que tu n'auras pas payé.

Je me suis tournée et j'ai aperçu une caissière. Sortant mon portefeuille, j'allais lui donner de l'argent quand j'ai réalisé que la caissière n'était autre que Becky.

 Tu ne peux pas payer avec de l'argent, a-t-elle déclaré. On est au paradis, ici. Si tu veux manger ce hotdog, tu dois mourir d'abord.

J'ai examiné la tente un peu plus attentivement. Tous les gens qui s'y trouvaient étaient morts depuis longtemps, comme Mr Nesbitt ou grand-père ou les grands-parents de maman, ou mon prof de maths de cinquième, Mr Dawkes. Des anges servaient les plats. Même Becky était vêtue de blanc et avait des ailes.

 J'en ai vraiment envie, ai-je dit. Mais je ne veux pas mourir.

 On ne peut pas toujours avoir ce qu'on veut, a tranché Becky.

 Ne sois pas si étourdie, a lancé Mr Dawkes.

C'était sa phrase favorite quand il rendait les devoirs (surtout que j'étais très douée pour les fautes d'inattention). Ironie du sort, vu que Mr Dawkes est mort en grillant un feu rouge sur Washington Avenue.

Je me rappelle avoir supplié pour avoir le hotdog tandis que Becky l'éloignait de moi et le mangeait à ma place. Je n'ai jamais autant désiré une chose.

Je me suis réveillée avec la gorge en feu et un goût acide dans la bouche. En plus, je n'aime pas les hotdogs tant que ça. Ce que j'aime en revanche, ce sont les crêpes, comme celles que maman faisait pour les grandes occasions. Des crêpes au beurre et au sirop d'érable chaud. Maintenant que j'y pense, nous avons de la pâte à crêpes et du sirop d'érable. Je me demande si nous pourrions en manger. Je me demande si se réveiller et constater qu'on est toujours vivant est une occasion suffisante pour avoir le droit d'en manger.

Quand maman s'est levée, je lui ai parlé des crêpes sans préciser quelle occasion me paraissait digne d'être fêtée. À mon avis, maman tient à ce que nous restions persuadés que nous allons vivre longtemps.

Peut-être qu'elle a raison, après tout. C'est une aube merveilleuse. Nous sommes encore tous vivants, et je ne suis pas du tout prête pour le paradis. Pas tant que je pourrai nager dans l'étang de Miller, me rendre à des sorties imaginaires avec Dan et avoir envie de manger des crêpes dégoulinantes de sirop d'érable.

 

22 juin

La plus belle journée depuis longtemps.

Pour commencer, maman a fait des crêpes. D'accord, ce n'étaient pas les mêmes crêpes que dans notre souvenir, mais elles n'en étaient pas loin. De l'eau à la place du lait, des blancs d'œufs déshydratés (elles n'en étaient que plus mousseuses et légères), pas de beurre, mais plein de sirop d'érable.

On a adoré. Maman souriait comme je ne l'avais plus vu sourire depuis des semaines. Jonny a demandé une nouvelle tournée, et maman en a refait pour lui et pour nous tous, tellement que nous nous sommes vraiment empiffrés. Maman a envoyé Matt chercher Mrs Nesbitt pour qu'elle aussi profite des crêpes.

C'était hallucinant de ne plus sentir la faim, de ne pas crever d'envie de continuer à manger ou de manger autre chose.

Puis, après avoir fini de digérer (sous l'œil vigilant de maman), je me suis rendue à l'étang. Dan était déjà là, ainsi qu'Emily, mais pas Karen. Le ciel était un peu gris et encore trouble, il faisait humide et chaud, et l'eau était fabuleuse. On a nagé, fait la course, c'était vraiment bien, et puis — ô bonheur — Emily a dû rentrer chez elle pour faire Dieu sait quoi, si bien que je me suis retrouvée seule avec Dan. (D'accord, il y avait une dizaine de personnes à l'étang à part nous, mais nous ne les connaissions pas, donc c'est comme si nous étions seuls.)

Nous avons continué à nager pendant un bon moment, puis nous sommes sortis de l'eau, nous nous sommes séchés avec nos serviettes (pas le genre de journée où on se dore au soleil), et nous sommes partis nous promener dans les bois près de l'étang.

C'était merveilleux. Main dans la main, enlacés, embrassés, on parlait aussi, de choses et d'autres, et parfois on se taisait pour écouter, sans bouger, les arbres et les oiseaux autour de nous.

Dans le fond, je me demande si Dan se souviendrait même de qui je suis si la vie avait suivi son cours normal. Bien sûr il était gentil avec moi au lycée ainsi qu'à l'entraînement, mais il y a une sacrée différence entre dire que j'ai un bon crawl et me tenir aussi serrée en m'embrassant dans les bois.

Si jamais quelqu'un tombe sur ce journal, je crois que j'en mourrai.

Dan m'a raccompagnée jusqu'à la maison, mais il n'est pas entré. C'était l'heure du déjeuner, et il existe une règle tacite qui veut qu'on n'arrive pas à l'improviste chez les gens au moment des repas (Peter n'a pas l'air de l'avoir compris, mais il apporte toujours de la nourriture).

Quand je suis entrée dans la cuisine, il y avait une odeur étrange, agréable, difficile à identifier, et puis j'ai vu maman qui donnait de grands coups dans une chose blanche et grumeleuse. Elle souriait jusqu'aux oreilles en frappant.

 Je fais du pain, a-t-elle expliqué. Les crêpes m'ont rappelé le peu que nous avions, et je me suis souvenue d'avoir acheté de la levure. Je l'avais mise au réfrigérateur, puis j'avais oublié quelle y était encore. J'utilise de l'eau à la place du lait, mais c'est très bien. Nous allons manger du pain frais.

 Tu me fais marcher !

Ça paraissait trop beau pour être vrai.

 J'ai assez de levure pour fabriquer six miches, a continué maman. J'en fais deux aujourd'hui : une pour nous, une demie pour Mrs Nesbitt et une demie pour Peter. Dès que nous aurons fini la nôtre, j'en cuirai une autre. Inutile de la réserver pour plus tard. Nous mangerons du pain aussi longtemps que possible. Puis j'irai voir les recettes de pain sans levain et nous aurons quelque chose qui ressemble vaguement à de la fougasse jusqu'à ce que nous soyons à court de farine. Je regrette seulement de ne pas y avoir pensé plus tôt.

 Nous pouvons en mettre de côté pour cet automne, ai-je suggéré. Pour quand Jonny et moi serons rentrés de Springfield.

Et parce que c'était cette journée-là et pas une autre, le téléphone a sonné. Cela faisait longtemps que je n'avais plus entendu ce bruit, et j'ai failli avoir une attaque. J'ai décroché, c'était papa. Comme Jonny et Matt étaient au jardin, ils n'ont pas pu lui parler, mais moi oui.

C'était tellement bon d'entendre sa voix. Il va bien, Lisa aussi, elle a vu un obstétricien et le bébé se développe parfaitement. Papa m'a dit qu'il essayait notre numéro, celui de mamie et des parents de Lisa trois fois par jour. Il a parlé à mamie il y a deux ou trois jours et Lisa a joint ses parents voici une semaine environ. Tous sont en pleine forme.

Il m'a confié qu'il était vraiment pressé de nous voir, qu'il était sûr que nous allions y arriver. Springfield n'a pas eu de livraison de vivres depuis deux semaines, mais lui et Lisa avaient fait des provisions dès le premier jour ; des amis qui ont quitté la ville pour se rendre dans le Sud leur ont laissé toutes leurs conserves et leurs paquets de riz, pâtes, etc. En plus, papa avait entendu dire que les agriculteurs du coin ensemençaient de nouveau, que des camions recommençaient à circuler sur les routes et que les choses ne pouvaient rester éternellement ainsi.

Rien que d'entendre papa raconter tout ça avec cette odeur de pain qui embaumait la cuisine, je me suis sentie remontée à bloc.

Maman était trop fière quand elle a sorti les miches du four. Elles étaient brun doré et avaient bien meilleur goût que le pain qu'on achetait avant. Matt est parti à vélo chez Mrs Nesbitt et au cabinet de Peter pour leur remettre leurs friandises.

À dîner ce soir, on avait du beurre de cacahouète et de la confiture sur du pain frais. Des tartines et non des sandwiches, parce qu'on avait coupé des tranches trop épaisses.

Maman a dit que si on continuait à manger comme ça, on allait devenir obèses et malnutris, mais ça m'est égal. C'était merveilleux.

Puis, parce qu'une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, l'électricité est revenue, qui plus est à 19 heures, le moment idéal pour en profiter vraiment. Et elle est restée trois bonnes heures.

Maman a chargé trois lessives et a réussi à en sécher deux, j'ai passé l'aspirateur dans toutes les pièces et on a mis la vaisselle à laver. On a aussi fait marcher la clim et la maison en est toute rafraîchie. Juste pour la beauté du geste, Matt a grillé une tranche de pain et on a tous mordu dedans. J'avais oublié le goût du pain grillé : croustillant à l'extérieur et tendre à l'intérieur.

Il y a deux jours, Matt a rapporté du grenier un vieux poste de télé en noir et blanc avec une antenne adaptée. Maman a dit qu'on appelait ce genre d'antennes des « oreilles de lapin », ce que j'ai trouvé complètement idiot.

Grâce à l'électricité, on a pu allumer la télé. Deux chaînes fonctionnaient encore, alors que notre poste tout neuf ne capte plus rien parce que le câble a totalement cessé d'émettre.

Rien que le fait de voir une image à la télé nous a mis en joie. La première chaîne proposait des émissions uniquement religieuses. L'autre rediffusait des épisodes de Seinfeld et de Friends. A votre avis, laquelle avons-nous choisie ?

Regarder des séries était aussi jouissif que croquer dans un toast. Il y a deux mois, ça faisait tellement partie de ma vie que je n'y faisais même plus attention. Mais à présent c'était comme si le père Noël, les cloches de Pâques, la petite souris et le magicien d'Oz s'étaient réunis pour nous faire plaisir.

Nous allons dormir dans des draps propres, la maison est nickel, les vêtements et la vaisselle aussi. Nous avons passé la soirée à rire. Il ne faisait pas 33°C dans nos chambres quand nous sommes allés nous coucher. Nous n'avons pas faim. Nous ne nous faisons pas de souci pour papa. Je sais quel effet ça fait d'être embrassée par un garçon.

Si c'était possible, j'aimerais revivre ce jour encore et encore. Impossible d'imaginer un enchaînement aussi parfait ?

 

24 juin

Je pourrais hurler tellement je suis en colère contre maman. Et le fait qu’elle soit dans le même état à mon égard n'arrange pas les choses.

La journée s'annonçait bien, pourtant. Le soleil brillait, un temps idéal pour aller se baigner. Il restait assez de pain pour que chacun de nous puisse en manger une tranche au petit déjeuner. Maman a cueilli quelques fraises dans le jardin et on en a eu deux chacun.

Même la présence d'Emily et de Karen à l'étang ne m'a pas dérangée. On a nagé, fait la course, c'était cool.

Elles ont dû se douter qu'il se passait quelque chose entre Dan et moi parce que, une fois sorties de l'eau, elles se sont éclipsées. Dan et moi sommes partis faire notre petit tour dans les bois. Lorsqu'on se retrouve tous les deux ainsi, j'ai l'impression que tout va finir par s'arranger. Et j'aime à penser que je produis le même effet sur lui.

Comme Dan me raccompagnait à la maison, nous sommes tombés sur la voiture de maman dans l'allée.

— Je vais acheter de l'essence, a-t-elle annoncé. Dan, tu veux que je te dépose en ville ?

Dan a accepté et j'ai demandé si je pouvais me joindre à eux. Maman n'y a pas vu d'inconvénient. Au passage nous devions prendre Mrs Nesbitt, qui voulait se rendre à la bibliothèque.

Il n'y a plus que deux stations-service en ville où l'on trouve encore de l'essence. Le mode d'emploi est le suivant : faire la queue, payer d'avance (4,50 dollars le litre, ou 43 dollars les dix litres, ce qui est la quantité maximale autorisée) en faisant l'appoint, puis passer à la seconde station pour acheter dix autres litres. Il faut compter une heure pour se ravitailler. Si on a assez de temps et d'argent, on peut retourner à la première station et recommencer le circuit.

Donc, pendant que maman attend son tour, on a tout le loisir d'aller à la bibliothèque ou de faire ce que l'on veut. Souvent, en chemin, maman dépose Matt et Jonny au jardin public, et ils retrouvent d'autres joueurs pour une partie de base-ball improvisée. Mais comme la pluie s'annonçait, ils avaient décidé cette fois de ne pas profiter du voyage, si bien qu'il y avait assez de place pour Mrs Nesbitt, Dan et moi.

Maman a pris la file d'attente, et Mrs Nesbitt, Dan et moi avons marché jusqu'à la bibliothèque. Il n'y a plus grand-chose d'ouvert en ville, du coup, la bibliothèque est devenue un lieu très fréquenté. Évidemment ça n'a rien à voir avec ce que c'était avant. Sans électricité, elle est plutôt sombre, les bibliothécaires ne peuvent pas enregistrer les emprunts de livres au scan, et ont donc décidé de faire confiance aux emprunteurs, à raison de quatre livres par personne.

On a des tonnes de bouquins à la maison, mais maman nous pousse à lire en priorité ceux de la bibliothèque. Elle doit craindre que celle-ci ne reste pas ouverte encore très longtemps.

Nous avons fait notre choix, puis j'ai rangé les livres de Mrs Nesbitt et les miens dans mon cartable. Dan et moi nous sommes embrassés dans les rayons et quand nous avons quitté la bibliothèque, il est parti en direction de chez lui, et Mrs Nesbitt et moi sommes retournées à la station-service pour tenir compagnie à maman, coincée là-bas.

Sauf qu'en marchant nous avons aperçu une longue queue dans la cour de l'école primaire. Il y avait peut-être cinquante personnes qui attendaient, et nous avons remarqué deux policiers armés qui montaient la garde.

J'ai couru pour aller voir ce qui se passait.

 Ils distribuent des vivres, m'a expliqué un homme. Un sac par foyer.

J'ai fait signe à Mrs Nesbitt de venir se joindre à la file.

 Je vais chercher Dan, lui ai-je dit. À tout de suite au même endroit.

Alors j'ai couru comme une dératée vers la maison de Dan. Il ne m'a pas fallu longtemps pour le trouver et le mettre au courant. Nous avons foncé en direction de l'école. Le temps que nous arrivions, vingt personnes nous séparaient de Mrs Nesbitt. Je savais que je ne pouvais les doubler pour la rejoindre, mais j'ai crié pour la prévenir que nous étions là.

Faire la queue n'était pas trop galère, peut-être parce que les policiers veillaient à ce que personne ne fraude. Au lieu de se plaindre de l'attente, les gamins jouaient avec les toboggans et les balançoires, et c'était marrant de les voir s'amuser. On était tous fébriles à l'idée de recevoir de la nourriture, même si on ne savait pas exactement à quoi s'attendre. On était un peu dans le même esprit qu'au moment des courses de Noël.

De temps à autre, un policier nous expliquait à nouveau les règles. Un sac par personne. Tous les sacs étaient identiques. Pas de sac pour ceux qui cherchaient les embrouilles. Rien à payer, mais il n'était pas interdit de dire merci.

Même quand il s'est mis à pleuvoir, nous n'avons pas bronché. C'était une douce averse d'été, et après toute cette chaleur humide, on espérait que la pluie allait nettoyer le ciel et que le temps serait plus agréable ensuite.

Main dans la main, sans arrêter de pouffer de rire, Dan et moi étions si heureux d'être ensemble. Nous avancions petit à petit. Nous avons applaudi quand Mrs Nesbitt a fini par atteindre l'école, et de nouveau au moment où elle en est sortie avec son sac de provisions.

Puis ç'a a été notre tour. À l'intérieur des locaux il y avait d'autres policiers, qui à l'évidence montaient la garde autour des sacs. Ce n'était pas rassurant de les voir avec leurs armes.

Mais tout le monde se tenait à carreau. Au moment d'atteindre le point de ravitaillement, il fallait montrer une pièce d'identité qui mentionne l'adresse du domicile. Dan et moi avions notre carte de la bibliothèque. On nous a remis à chacun un sac en plastique et on nous a priés de partir, ce que nous avons fait. Quand nous sommes sortis de l'école, les CRS disaient aux gens de ne pas rejoindre la file car les provisions étaient épuisées.

Nous avons retrouvé Mrs Nesbitt dans la cour.

 Il y a du riz, a-t-elle déclaré. Des haricots et plein de bonnes choses.

J'étais tellement déchaînée que j'ai embrassé Dan à pleine bouche juste sous le nez de Mrs Nesbitt. On ne peut pas dire qu'elle ait eu l'air choquée. Dan m'a serrée dans ses bras et m'a dit au revoir.

 Ma mère va être trop contente !

 Espérons-le.

Il m'a de nouveau embrassée puis il est rentré chez lui.

J'ai pris le sac de Mrs Nesbitt et nous nous sommes dirigées vers la station-service. Je pensais toujours à la tête que maman allait faire quand elle verrait que je rapportais de la nourriture.

Nous étions à environ huit cents mètres de la pompe à essence. La pluie s'était épaissie et l'orage menaçait au loin. J'ai dit à Mrs Nesbitt que j'aurais bien aimé avoir un parapluie pour la protéger, et elle s'est contentée de rire.

— Je ne suis pas en sucre, a-t-elle répliqué.

Lorsque nous sommes arrivées à la station-service, impossible de trouver la voiture de maman, ce qui signifiait qu'elle était déjà partie pour la seconde station. Il nous fallait donc parcourir huit cents mètres de plus. Le temps de trouver maman, Mrs Nesbitt et moi étions trempées, mais ce n'était pas grave.

Maman n'était qu'à dix voitures de la pompe à essence. Comme de toute façon j'étais trempée jusqu'aux os, je lui ai proposé d'aller moi-même à la caisse pour régler. C'était trop drôle d'entrer dans ce magasin et de voir les rayonnages totalement vides, avec ce panneau : LA CAISSIERE A UNE ARME ET ELLE SAIT S’EN SERVIR.

Pendant que je payais l'essence, Mrs Nesbitt a dû raconter à maman que nous avions fait la queue pour une distribution de vivres. Tout ce que je sais, c'est que maman était d'excellente humeur avant que j'aille régler, et qu'elle faisait la tête à mon retour.

J’ignore si elle a jugé qu'acheter vingt litres d'essence suffisait pour la journée ou bien si elle voulait ramener Mrs Nesbitt chez elle pour qu'elle n'attrape pas froid, mais nous avons aussitôt pris la direction de la maison et avons déposé Mrs Nesbitt en chemin. Tous les efforts que maman avait déployés pour se contenir tant que Mrs Nesbitt était dans la voiture ont cessé dès qu'on s'est retrouvées seules.

 Quoi ? ai-je demandé. Qu'est-ce que j'ai fait encore ?

 Nous en discuterons une fois à la maison.

Elle avait les mâchoires tellement serrées qu'on aurait dit une ventriloque.

Quand nous sommes entrées dans la cuisine, j'ai jeté les sacs de livres et de nourriture sur la table.

 Je pensais que tu sauterais de joie. Nous avons tout ça à manger, maintenant. Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

 Par moments je n'arrive vraiment pas à te comprendre, a-t-elle déclaré comme si j'étais une créature mystérieuse. Tu as vu tous ces gens qui attendaient, et toi, qu'est-ce que tu as fait ?

 Je me suis mise dans la queue. Il ne fallait pas, peut-être ?

 Tu as quitté Mrs Nesbitt pour aller chercher Dan. Tu oublies ce petit détail.

 D'accord. J'ai couru chercher Dan et nous avons rejoint la file.

 Et si la distribution s'était arrêtée avant que tu reviennes ? Que se serait-il passé, hein ?

 Nous n'aurions rien récolté de tout ça. J'ignorais qu'ils viendraient à bout de leur stock si vite. En plus, quelle différence ça fait ? Il y en a eu assez pour Dan, pour Mrs Nesbitt et pour moi. Je ne vois pas ce qui te rend si furax.

 Combien de fois faudra-t-il que je t'explique ? a rugi maman. La priorité, c'est la famille. Dan doit s'occuper des siens et toi de nous. Et avant même que tu commences à dire quoi que ce soit à propos de Peter, je te rappelle qu'il nous apporte quelque chose à manger chaque fois qu'il vient ici, et le moins que je puisse faire, c'est de l'inviter à dîner en retour.

J'aurais mentionné Peter si elle ne l'avait pas fait. Mais lui balancer que Mrs Nesbitt ne faisait pas partie de la famille, même moi je sentais que ça ne passerait pas.

 Il y en a eu assez pour nous tous, ai-je insisté.

 Juste un coup de chance, a rétorqué maman. Je ne veux pas que Jonny, Matt ou toi manquiez de nourriture parce que tu as voulu prévenir un ami. L'époque n'est plus à l'amitié, Miranda. Nous devons nous soucier de nous d'abord.

 Ce n'est pas ainsi que tu nous as élevés ! ai-je crié. Avant, il fallait toujours partager.

 Partager est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre aujourd'hui.

Pendant un moment, maman a eu l'air horriblement triste. J'ai reconnu dans ses yeux l'expression qu'elle avait quand elle et papa se sont séparés.

 Tu crois que nous allons mourir, ai-je conclu.

Elle a retrouvé ses esprits et la colère a repris le dessus.

 Ne dis plus jamais une chose pareille ! a-t-elle hurlé. Aucun de nous ne va mourir. Je ferai tout pour l'empêcher.

De mon côté, je tendais déjà la main pour la rassurer.

 Ça va, maman. Je sais que tu fais tout ce que tu peux pour nous. Mais Dan et moi vivons quelque chose de merveilleux. Comme toi et Peter. Quelque chose de spécial. Sinon je ne l'aurais jamais rattrapé pour la distribution de vivres.

Mais ce que je venais de dire ne l'a pas du tout rassurée. Sur son visage est apparue une expression horrifiée, la même qu'elle avait la nuit de la météorite.

 Tu couches avec lui ?

 Maman !

 Parce que si c'est le cas, tu ne le reverras plus jamais !

Je t'interdirai d'aller à l'étang. Je ne te laisserai plus jamais quitter cette maison. Tu as compris ? Je ne peux pas te laisser courir le risque de tomber enceinte !

Elle m'a agrippée par les épaules et m'a attirée vers elle ; mon visage était à quelques centimètres du sien.

 J'ai compris ! ai-je hurlé en retour. J'ai compris que tu n'avais pas confiance en moi !

 Ni en toi ni en Dan ! On ne peut pas vous laisser seuls tous les deux. Je vous l'interdis.

 Essaie de m'en empêcher ! ai-je aboyé. J'aime Dan, il m'aime, et rien ne nous arrêtera, même pas toi.

 File tout de suite dans ta chambre ! Et n'en sors pas tant que je ne t'en aurai pas donné l'autorisation. TOUT DE SUITE !

Je ne me le suis pas fait dire deux fois. J'ai foncé dans ma chambre et j'ai claqué la porte le plus fort possible. Puis j'ai pleuré. À gros sanglots.

Je ne suis pas Sammi. Je ne suis pas totalement demeurée. Bien sûr que j'aimerais faire l'amour avec Dan. Faire l'amour avec quelqu'un avant que ce monde absurde ne disparaisse. Mais même si j'ai dit à maman que Dan et moi nous aimions, je sais que c'est faux. En tout cas, il n'est pas le genre de garçon avec qui je me vois faire l'amour.

La moitié du temps, je n'arrive même pas à imaginer ce que Dan ressent. J'aurais cru qu'il essaierait d'aller plus loin avec moi, mais non. Nous nous embrassons, c'est tout.

Et voilà que maman réagit comme si nous étions des animaux en rut.

C'est tellement injuste. Je n'ai vu ni Sammi ni Megan depuis la fin des cours. Dan est pratiquement le seul ami qui me reste au monde. Amant, amourette ou pas, il est l'unique personne que je fréquente en dehors de Peter et de la famille.

Je ris avec lui. Je parle avec lui. Je m'intéresse à lui. Et dans la bouche de maman, ça devient quelque chose de mal, comme si je ne pouvais plus avoir d'ami, comme si la famille était la seule chose qui comptait à présent.

Si c'est ainsi qu'est le monde, j'espère qu'il va bientôt disparaître.

Je hais maman de m avoir mise dans un tel état. Je hais maman de m'avoir fait comprendre que pour un jour de bonheur, il y en aura dix, vingt ou cent de malheur.

Je hais maman de ne pas me faire confiance. Je hais maman parce qu'elle a fait encore grandir ma peur.

Je hais maman de me pousser à la haïr.

Je la hais.

 

25 juin

Si ce n'est pour me rendre aux toilettes (et encore, avant de sortir je m'assurais de ne pas être vue), je suis restée dans ma chambre toute la journée d'hier. Dans un accès de rébellion que je trouve complètement nul, j'ai bouquiné pendant quatre heures avec ma lampe torche.

Matt a frappé à ma porte ce matin.

 Le petit déjeuner est prêt !

 J'arrête de manger. Comme ça, il y en aura plus pour toi et Jonny.

Matt est entré dans la chambre et a fermé la porte derrière lui.

 Arrête de faire le bébé. Tu as dit ce que tu avais sur le cœur. Maintenant, va prendre ton petit déjeuner à la cuisine. Et tant que tu y es, embrasse maman.

 Je ne lui parle plus tant qu'elle ne s'est pas excusée.

C'est drôle. J'étais encore plus en colère qu'affamée. Ou bien tout bêtement, sachant que même après avoir déjeuné j'aurais encore faim, je ne voyais pas l'intérêt de manger.

Matt a secoué la tête.

 Je te croyais plus mûre que ça. Je m'attendais à mieux de ta part.

 Je me fiche pas mal de ce que tu attends de moi, ai-je rétorqué (ce qui était un pur mensonge : l'opinion que Matt a de moi compte beaucoup). Je n'ai rien fait de mal. Maman m'a attaquée sans aucune raison. Pourquoi tu ne lui dis pas, à elle, que tu t'attendais à mieux de sa part ?

Matt a soupiré.

 Je n'étais pas là. Je n'ai que la version de maman.

 Est-ce qu'elle a reconnu qu'elle avait été horrible ? Qu'elle a réagi comme si j'étais une délinquante ? Ou bien a-t-elle soigneusement oublié ce détail ?

 Si tu entends par là qu'elle a éclaté en sanglots en se reprochant tout ce qu'elle avait pu te dire, la réponse est non. Mais elle a avoué qu'elle était mal que tu en sois passée par là. Miranda, maman est sur les nerfs. Elle doit veiller sur nous trois, sans compter Mrs Nesbitt. Et tu la connais. Elle se fait du souci pour papa aussi, et pour Lisa et son bébé. Elle est folle d'angoisse pour Peter. Il travaille douze heures par jour, sept jours sur sept, et elle n'est même pas sûre qu'il mange.

J'ai cru que j'allais me remettre à pleurer, ce que je voulais éviter à tout prix.

 Maman pense que nous allons mourir. C'est pas vrai ? Et toi aussi, tu penses ça ? À quoi bon tous ces efforts ? Pour en arriver là ?

 Ni maman ni moi ne pensons cela.

Il était évident qu'il avait longuement réfléchi à la question.

 Ce qui ne veut pas dire que le plus dur soit derrière nous, a-t-il ajouté. Si, contrairement à ce que maman et moi craignons, les choses n'empirent pas, nous avons vraiment des chances de nous en tirer. Les scientifiques travaillent pour que notre quotidien s'améliore. Et le sac de vivres d'hier prouve que la situation progresse.

 Mais nous vivons le pire moment, obligé, non ? Comment la situation pourrait-elle encore se dégrader ?

Matt a affiché un grand sourire.

 En fait, tu n'as pas vraiment envie que je réponde à ça.

Nous avons tous deux éclaté de rire. J'ai secoué la tête.

 Maman se fait encore plus de souci pour Mrs Nesbitt que pour nous, a repris Matt. Elle lui a demandé de venir vivre à la maison, mais Mrs Nesbitt s'est mis dans la tête qu'elle serait un poids pour nous. Ce qui complique encore les choses.

 Je sais bien que maman ne souhaite pas que nous mourions. (Je me suis concentrée à fond pour arriver à formuler clairement ce que je voulais dire.) Mais je ne crois pas non plus qu’elle veuille que nous vivions. D'après elle, nous devrions juste nous terrer dans nos chambres, n'éprouver aucune émotion, et si nous sommes sauvés, tant mieux, mais sinon, eh bien, nous aurons juste réussi à vivre un peu plus longtemps. Si on peut appeler ça « vivre ». Puisque maman te fait des confidences, dis-moi si je me trompe ? Parce que j'ai vraiment cette impression-là. Je préférerais avoir tort, ça me fiche la trouille que maman voie les choses ainsi. Mais, franchement, je ne crois pas.

 Maman ne connaît pas plus l'avenir que toi, ou moi. Mais elle pense, et moi aussi, que nous allons vivre des temps très durs. Pires que ceux que nous avons déjà traversés. Et la façon dont elle voit les choses, c'est que plus nous prenons soin de nous maintenant, plus nous avons de chances de nous en sortir quand la situation sera vraiment critique. Alors, ouais, elle nous surprotège en ce moment. Je sais qu'elle est terrifiée à l'idée d'envoyer Jonny au stage de base-ball, mais elle est absolument décidée à le laisser partir, et elle met un point d'honneur à lui cacher son inquiétude. Donc toi aussi, fais en sorte que Jonny n'en sache rien.

 Bien sûr. Maman n'a rien à craindre de moi. Je ne suis pas idiote, Matt. Mais je ne veux pas m'empêcher d'avoir des sentiments. Plutôt mourir que ne plus rien éprouver.

 Personne ne te demande ça. Et maman ne veut pas que tu cesses de nager et de voir Dan. Elle est contente si tu es contente. Mais elle ne veut pas que Dan soit le seul ami que tu fréquentes en toutes circonstances. Pourquoi ne vas-tu pas voir Megan ou Sammi ? J'aimerais bien profiter des bonnes histoires de Sammi.

Le fait est que je ne pensais plus guère à Sammi ni à Megan. Comme si elles faisaient partie d'un monde qui était déjà mort pour moi. Mais puisque je venais de terminer une grande tirade sur les sentiments, il m'était difficile d'avouer ce genre de choses. Donc j'ai acquiescé et j'ai dit à Matt que j'allais m'habiller et me réconcilier avec maman.

Mais lorsque j'ai vu maman dans la cuisine, je n'ai pas ressenti la moindre envie de lui faire des câlins. Et je voyais bien qu'elle n'y était pas non plus disposée. Elle et Jonny étaient à table, l'air lugubre.

Sans même réfléchir, j'ai lancé :

 Jonny, tu veux venir avec moi à l'étang de Miller ce matin ?

Le visage de mon frère s'est éclairé. Et j'ai su que j'avais visé juste.

 Ce serait génial ! s est-il exclamé.

Pourquoi Jonny ne s'était-il pas déjà invité de lui-même auparavant, je n'en ai pas la moindre idée. L'étang de Miller n'est pas ma propriété privée, que je sache. Mais Jonny jouait au base-ball ou au moins s'entraînait avec Matt. Et Matt court quand il ne joue pas avec lui. Peut-être qu'ils s'imaginaient que la natation était mon domaine réservé.

Jonny a mis un maillot de bain sous son jean tandis que je prenais mon petit déjeuner, et aussitôt prêts, nous avons marché côte à côte jusqu'à l'étang. Avec la chance que j'ai, évidemment, Emily et Karen n'étaient pas là, j'ai donc perdu une super occasion de me retrouver seule avec Dan.

Mais ça en valait la peine, à voir combien Jonny avait l'air heureux dans l'eau. Il avait retrouvé deux autres gamins qu'il avait connus à l'école primaire, et tous les trois se sont mis à jouer. Ensuite nous avons nagé tous ensemble, joué au water-polo et à une sorte de course relais. C'était une de ces journées de canicule où l'on va s'allonger autour de l'étang après le bain pour se sécher au soleil. Il se trouve que Dan est un super fan des Phillies. Du coup, lui et Jonny ont parlé base-ball, pour le plus grand bonheur de Jonny.

J'étais tellement obsédée par mes propres problèmes que je n'avais pas vraiment réfléchi à l'impact de tout ça sur Jonny. Jusqu'à ce que je voie combien il était survolté en évoquant avec Dan le plus génial joueur de deuxième base de tous les temps, je ne m'étais pas rendu compte à quel point il devait s'ennuyer. Il avait Matt, et Matt était super avec lui, mais d'habitude à cette époque de l'année, l'entraînement est fini et Jonny regarde les matchs à la télé ou les résultats sur Internet.

Jonny a la même passion pour le base-ball que moi autrefois pour le patinage. Je suis vraiment contente que son camp de base-ball ait lieu cet été. Il n'aura pas volé ces deux semaines, où, enfin, il pourra faire ce qu'il aime le plus au monde.

Je suppose que c'est la présence de Jonny qui a dissuadé Dan de me raccompagner à la maison. C'était bien, parce que ça m'a donné l'occasion de parler avec mon petit frère.

 Je pensais à un truc, a-t-il dit (et il était facile de voir à quel point ce truc était important pour lui, donc les choses s'annonçaient mal). Tu sais que je compte devenir joueur de deuxième base des Yankees ?

Comme Jonny ne pense qu'à ça depuis qu'il est né, ce n'était pas franchement un scoop pour moi. Je me suis donc contentée de hocher la tête.

 Je sais que maman fait de son mieux, a continué Jonny. Mais à mon avis, je n'ai pas un régime vraiment équilibré. Avec des protéines et tout ça. Je mesure 1,67 m et je me demande s'il est possible que je grandisse encore beaucoup sans hamburger ni rosbif.

 Nous mangeons mieux que la plupart des gens.

 Mieux que les gens d'ici, a corrigé Jonny. Mais imagine qu'au Japon ou en République dominicaine il y ait des garçons de treize ans qui se goinfrent de hamburgers et qui grandissent. Je ne vois pas comment je pourrais dépasser 1,80 m si je ne me nourris que de thon en boîte. Et si je m'arrêtais à 1,70 m ?

S'il n'avait pas eu l'air aussi sérieux, je crois bien que j'aurais explosé de rire. Mais je savais que Matt n'aurait pas ri. Il ne se moque jamais quand je pose des questions stupides.

 Tu prends tes vitamines ?

Jonny a hoché la tête.

 Eh bien, ça va t'aider. Écoute, Jonny, je ne sais même pas ce qui peut se passer demain, alors pour ce qui est des prochaines années... Si la situation revient à la normale et que le base-ball fonctionne comme maintenant, enfin comme avant, pendant des années les joueurs seront plus petits qu'autrefois. Ou bien peut-être que tu auras moins de concurrents parce que, eh bien, parce que tout simplement il n'y aura plus tant de joueurs de deuxième base. Je ne crois pas que le Japon ou la République dominicaine soient au top en ce moment. Il est très probable que là-bas aussi les garçons de ton âge n'atteignent pas 1,80 m ou ne puissent s'entraîner comme toi.

 Ce qui signifie que tu les crois morts, a conclu Jonny.

 Pas exactement, ai-je dit, soudain consciente de toute la finesse que Matt avait employée avec moi ces derniers temps. Ce que je crois c'est que, à mon avis, le monde entier traverse des temps difficiles, pas seulement la Pennsylvanie. Et il y a sans doute des garçons au Japon ou en République dominicaine qui se posent les mêmes questions que toi. Sauf que j'ignore s'ils ont des vitamines ou même du thon en boîte. Et il y a une chose dont je suis sûre. Papa le répète souvent. La seule façon d'être le meilleur dans quelque chose, c'est de donner tout ce qu'on a. Si tu fais tout ce que tu peux pour être un bon deuxième base, tu as autant de chances que quiconque de jouer pour les Yankees.

 Tu en as marre de tout ça, hein ?

 Oui. Et moi aussi je rêve de manger des hamburgers.

Quand nous sommes arrivés à la maison, j'ai vu maman dans la cuisine, de la farine et de la levure et des verres gradués éparpillés sur la paillasse. Il devait faire 40°C à l'intérieur, entre la canicule et le four qui chauffait.

 Tu as besoin d'aide, maman ? ai-je demandé. J’aimerais bien apprendre à faire du pain.

Elle m'a souri. Vraiment souri. Souri comme si j'étais sa fille préférée, celle qu’elle croyait perdue pour toujours et qui rentrait enfin à la maison.

— Avec plaisir.

Nous nous sommes donc mises à pétrir et à suer ensemble. J'aime donner des grands coups dans la pâte. Je me disais que c'était la Lune et je la malaxais comme une dingue.

Chroniques de la fin du monde : Au commencement
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